jeudi 24 novembre 2011

Éloge de la modération

Agriculteur d'origine algérienne et homme politique, Pierre Rabhi défend un mode de société plus respectueux des populations et de la terre et soutient l'agroécologie. Il livre dans son dernier ouvrage une fine analyse de nos maux actuels et un vibrant témoignage de son engagement. Quant à Jean-Baptiste de Foucauld, haut fonctionnaire français, chrétien de gauche et ancien commissaire au Plan, il fustige la quête illusoire du toujours plus. Les deux prônent la modération pour plus de justice et de créativité.

L'un parle de sobriété heureuse, l'autre d'abondance frugale. Le premier, Pierre Rabhi, en a fait un mode de vie. Le second, Jean-Baptiste de Foucauld, une conviction ancrée dans l'action. Tous deux sont des militants d'une nouvelle forme de société où l'humain serait enfin réhabilité. Leur constat est sans appel : la crise que nous vivons n'a rien de vraiment étonnant. Ni simplement financière, ni juste économique, cette crise est devenue au fil du temps systémique. Pour Jean-Baptiste de Foucauld nous sommes confrontés simultanément à cinq crises. En premier lieu, celle du sens, « l'individu n'ayant plus pour référence que lui-même et ses satisfactions », et pour boussole le développement économique. Sociale aussi, où toute mésentente, même mineure, vaut rupture et où les plus fragiles n'ont plus leur place. Écologique évidemment, par un fossé qui ne cesse de se creuser entre la conscience et les actes. Enfin financière et économique, sous forme de gouttes d'eau qui font déborder le vase, « symptômes avancés d'une société marquée par l'excès ».
Résultat : la satisfaction des désirs étant devenue normale, symétriquement, c'est l'insatisfaction qui choque. Pire : les désirs excèdent désormais les possibilités de les assouvir, rendant la situation sociale explosive. Et les deux auteurs de n'entrevoir qu'une seule solution : revoir notre mode de vie. « Le principe d'abondance frugale et solidaire, déclinable à tous les niveaux, doit servir de clé pour sortir par le haut de ce dédale de contradictions », écrit Jean-Baptiste de Foucauld. Il conseille de « revisiter les pactes faustien et prométhéen avec le marché », de redécouvrir la notion de limite. Pour Pierre Rabhi, nous en sommes aux balbutiements : « Une pensée nouvelle provoquée par l'échec de Prométhée est en train de naître avec la prise en compte de réalités écologiques et sociales de plus en plus dramatiques. » Il veut croire en notre capacité de dépasser « cette mortelle fascination pour l'argent et la technologie, cette rationalité sans âme d'un monde propice à l'ennui et au désabusement, pour renouer avec la sensibilité et l'intuition ». La solution revient à quitter notre dépendance à la modernité : « La prolifération d'outils semble en fait avoir pour seul but de nous rendre la frénésie supportable, alors qu'il serait impératif de la remettre en question comme l'anomalie majeure qu'elle est », dénonce Pierre Rabhi.
On redoute les pièges du discours moralisateur et simpliste, du « c'était mieux avant », de l'apologie de l'austérité, de la résignation fataliste. Il n'en est rien. Les deux penseurs les évitent soigneusement avec force arguments et analyses, sans jamais négliger la complexité de la situation. Faisant preuve à la fois de sagesse et de lucidité, ils proposent un nouvel élan pour rééquilibrer la machine infernale. Hiérarchiser les désirs, distinguer le fondamental de l'accessoire et rendre effectif le droit égal au désir légitime de chacun, voilà un début de programme. « Le désir humain est trop porté actuellement sur les satisfactions matérielles et symboliques tirées de l'activité professionnelle et il a trop négligé ces deux autres dimensions essentielles du désir que sont les dimensions relationnelles et spirituelles », défend Jean-Baptiste de Foucauld. Rappelant les limites imposées par la constitution de la planète Terre, Pierre Rabhi répond en écho que le principe de croissance économique infinie est désormais absurde et irréaliste.
Dès lors il va nous falloir répondre à la question qui fâche : « Travaillons-nous pour vivre ou vivons-nous pour travailler ? » Savoureuse, l'anecdote que nous conte à ce sujet Pierre Rabhi, lorsqu'il s'engage en 1961 avec sa femme Michèle dans le projet de développer une exploitation agricole dans les Cévennes. Les voilà qui tombent sous le charme de 4 hectares de garrigue sèche et rocailleuse, déconcertant d'emblée le directeur de l'agence du Crédit Agricolegricole consulté pour un prêt. Celui-ci, désireux de les aider, propose alors 40 hectares dans une plaine fertile assortis d'un prêt de 400.000 francs pour une exploitation où, dit-il, « ils feront de l'argent », plutôt que les 15.000 francs réclamés, avec lesquels ils « feront périr leur famille ». Si la famille Rabhi réussit à obtenir son prêt, elle a échoué à faire entendre au banquier de l'époque, gagné à l'idéologie du productivisme agricole, que la beauté du lieu, son silence et sa lumière représentaient des valeurs inestimables au point de déterminer leur choix en dépit de critères agronomiques défavorables. Ils y vivent depuis quarante-cinq ans, ayant dès lors opté pour une « heureuse sobriété ». Vivant témoignage du caractère fallacieux de la réussite sociale telle qu'elle est aujourd'hui présentée et de ses corollaires, l'excellence et la compétitivité.
Comment ne pas souscrire alors avec enthousiasme à cette leçon d'humanité, à ce projet collectif dans lequel chacun doit retrousser ses manches ? Mais difficile de suivre le chemin esquissé par les deux auteurs. Ils nous demandent de changer de paradigme, non de renoncer à l'abondance, mais d'en convertir le sens, et de s'engager dans la frugalité. En clair, selon Jean-Baptiste de Foucauld, un plein emploi de qualité, à temps choisi, avec une bonne protection sociale et un environnement hospitalier. Et pour Pierre Rabhi, entretenir l'indignation pour ne tomber ni dans l'indifférence ni dans la fatalité, s'exercer au libre arbitre, mettre en place un art de vivre personnel fondé sur l'autolimitation. Enfin et surtout, développer une pédagogie de l'être qui permette aux enfants de naître à eux-mêmes et abolir ce climat de compétition qui leur donne l'impression que le monde est une arène, physique et psychique, produisant l'angoisse d'échouer au détriment de l'enthousiasme d'apprendre. Il est urgent de lire ces deux ouvrages pour y découvrir que l'initiation à la modération est source de joie, plus sûrement que nos appartements et nos penderies saturés. La satisfaction devenant plus accessible, elle abolit la frustration que produit pernicieusement le toujours plus. CQFD. Sophie Péters
« L'Abondance frugale. Pour une nouvelle solidarité », de Jean-Baptiste de Foucauld. Éditions Odile Jacob (288 pages, 23 euros).
« Vers la sobriété heureuse », de Pierre Rabhi. Éditions Actes Sud (144 pages, 15 euros).

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